Et voilà la Turquie, candidate à l'entrée dans l'Union européenne depuis dix ans, dont la vocation européenne n'a cessé d'être répétée depuis 1963, rejetée dans les profondeurs de l'Asie, réléguée au même titre que la Russie au statut d'un simple partenaire dans le cadre d'un vaste espace économique et de sécurité. Comme c'est pratique, le bon sens populaire pour éviter de réfléchir ! Intégrer dans l'Europe un pays dont la frontière orientale jouxte l'Irak ? Il faut être un Américain ignorant comme Barack Obama pour promouvoir un plan aussi aberrant...
Certes, l'on ne saurait créditer le président des Etats-Unis d'avoir fait montre d'une grande adresse, lorsque récemment il a fait connaître de façon péremptoire son choix de la Turquie dans l'Europe. Faut-il pour autant monter sur ses ergots et, sous prétexte d'indépendance, rejeter la Turquie vers le fin fond des steppes asiatiques ? Se forcer à être myope pour que le regard s'arrête sur une ligne imaginaire séparant en un point précis, comme s'il n'y avait pas de ponts sur le Bosphore, une Europe "pure" d'une Asie radicalement étrangère ?
Essayons donc d'ouvrir un peu les yeux et de tordre le cou à quelques postulats qui érigent en philosophie rationnelle un simplisme qui fait la part belle à des peurs irraisonnées. Premier postulat : les Turcs sont des envahisseurs étrangers venus de loin. C'est vrai. Les Turcs sont venus de loin. Comme nos ancêtres celtes ou, plus près de nous, comme les Magyars installés en Hongrie. Une Hongrie membre de l'UE.
Deuxième postulat : dans sa plus grande partie, la Turquie n'est géographiquement pas en Europe. C'est vrai. Comme Malte est géographiquement plus proche de l'Afrique que de l'Europe. Malte, membre de l'Union européenne.
Troisième postulat : la Turquie est culturellement étrangère à l'Europe. Arrêtons-nous sur ce point. Où se trouvent les ruines de Troie, lieu majeur du légendaire européen, de l'Iliade à l'Enéide ? En Turquie. Où se trouvent les églises chrétiennes les mieux conservées parmi les plus anciennes ? En Cappadoce, c'est-à-dire... en Turquie. Et où l'empereur romain Valens a-t-il remporté une victoire décisive sur les tribus germaniques (encore des envahisseurs !) ? A Andrinople, aujourd'hui Edirne, en Turquie, à la frontière de la Bulgarie, autre membre de l'Union européenne, naguère possession ottomane, comme la Roumanie, ou bien la Grèce.
Alors, osons dire les choses et émettre le dernier postulat, celui qui reste lourdement sous-entendu : la Turquie est peuplée d'une majorité de musulmans. Et l'islam, sous toutes ses formes, est radicalement étranger à l'Europe dite chrétienne. Sauf que... Sauf que la France, pour ne prendre que notre exemple national, compte aujourd'hui quelque 8 % d'habitants qui se rattachent, peu ou prou, à la tradition musulmane. Raison de plus pour rejeter la Turquie, diront les tenants de la guerre des civilisations, ne laissons pas entrer le loup dans la bergerie ! Et si c'était justement l'inverse ?
La Turquie, seul Etat laïque au monde à majorité musulmane, n'est-elle pas un contre-exemple qu'il conviendrait de promouvoir au lieu de le rejeter : celui de la capacité de l'islam, non à se dissoudre, mais à vivre dans la laïcité dont nous sommes, en principe, si fiers ? Parangons de tolérance, les Européens ? Ou bien, tout au contraire, géants aux pieds d'argile, enfermés dans une angoisse obsidionale comme si nous étions encore au temps des deux sièges de Vienne de 1529 et de 1683 ?
Telle est finalement la question que nous pose le refus de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Ce n'est pas une question sur la Turquie, un pays qui, certes, n'a pas toujours été exemplaire (de même qu'un certain nombre de membres, parfois fondateurs, de l'Union européenne), mais qui, depuis des décennies, est un allié stable et influent sur lequel s'appuie l'Occident, qui a déjà intégré toutes les organisations européennes dans tous les domaines - de la politique à la culture (membre depuis 1949 du Conseil de l'Europe) ; enfin, qui joue, de plus en plus et de mieux en mieux, un rôle de pont entre Occident et Orient ou d'intermédiaire pacificateur dans la tragédie proche-orientale.
C'est une question sur nous, Européens, Français en particulier, une question sur notre capacité, non pas à accueillir avec un angélisme béat quiconque frappe à la porte de l'Union européenne, mais à avoir une vraie vision d'une Europe dynamique et plurielle. Laisser la Turquie aux marges de l'Europe, l'humilier en la faisant lanterner sous les prétextes les plus divers, ce ne serait pas une erreur. Ce serait une faute.
Parce que nous avons besoin - à condition, bien sûr, qu'elle évolue et réponde aux critères d'adhésion fixés par l'Union européenne - de la Turquie dans l'Europe.
Pierre Moscovici est député PS, ancien ministre délégué chargé des affaires européennes (1997-2002).
Pierre Weill est le fondateur et ancien président du groupe Sofres.
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