Dans Le Monde du 25 mars, François Héran, missionné par Yazid Sabeg, se livre à une défense et illustration des statistiques ethnoraciales en laissant de côté des questions essentielles, sur un sujet où l'imposture scientifique côtoie beaucoup d'hypocrisie. Hypocrisie d'abord lorsqu'il promeut l'appellation 'diversité' pour taire la race et l'ethnie, que d'autres pays n'hésitent pas, eux, à afficher clairement. Dès lors que l'on distingue les 'Noirs' ou les 'Arabes', le fait de tenir compte aussi d'autres informations, comme les qualifications ou l'origine sociale, ne fait pas disparaître par miracle la dimension ethnique de l'analyse. Et ce faisant, elle valide une vision raciale de la société.
En 1998, Patrick Simon écrivait que "la reconnaissance des identités ethniques par l'intermédiaire de la catégorisation scientifique laisse entier le risque de réification des groupes ethniques". Curieuse démarche scientifique que de prôner un instrument de mesure qui déforme les réalités que l'on veut observer. Les pays qui développent ce genre d'outils ne le font pas dans une démarche de connaissance des discriminations mais pour servir une législation qui promeut l'"affirmative action". Les catégories qu'ils utilisent ne sont pas scientifiques, elles viennent de décisions politiques.
On semble nous dire que le facteur ethnoracial est une réalité sociale évidente à prendre en compte. Mais selon quelle catégorisation ? Aux Etats-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, on parle de "Noirs", de "Blancs", mais pas de "Jaunes". Les Asiatiques sont distingués selon leur pays d'origine. Pourquoi ce distinguo ? Dans les interactions, le raciste, conscient ou inconscient, repérerait-il la nationalité des uns mais pas celles des autres ? La réponse de Yazid Sabeg est prête : ce sera de l'autodétermination. Encore une hypocrisie, car l'autodétermination n'existe que si la question des origines ou de l'identité est une question ouverte. Et cela conduit alors à un inventaire peu opérationnel parce qu'une même personne peut, selon le moment, se dire, par exemple, tantôt égyptienne, tantôt arabe, tantôt copte, tantôt française. Pour l'éviter, les chercheurs guideront l'enquêté, soit en proposant une classification, complétée d'une rubrique "autre" ; soit en donnant des exemples qui lui forceront la main.
Que répondriez-vous à la question : "Comment définiriez-vous votre identité ?" selon que l'on vous précise : "par exemple : Français, Algérien, Turc" ; "par exemple : Français, Breton, Basque" ; "par exemple : Noir, Arabe, Chinois" ? Et que diriez-vous si l'on se contentait d'un "comment définiriez-vous votre identité ?". Le même exercice vaut pour cette question : "Comment pensez-vous que les autres vous voient ?" Parce qu'il n'y a pas de grille de lecture ethnoraciale naturelle, demander à quelqu'un de se classer selon des catégories imposées ou suggérées ne le laisse pas libre de définir son origine.
M. Héran semble mettre sur le même plan les variables "objectives", comme la nationalité ou le pays d'origine, et les variables "subjectives". Curieuse approche scientifique que de prôner des mesures à partir de concepts flous. Alors que les économètres renvoient de plus en plus souvent au placard la catégorie socioprofessionnelle au profit du niveau de diplôme ou du niveau de salaire parce qu'ils veulent savoir ce qu'ils mesurent, il faudrait en revanche substituer au pays de naissance ou à la nationalité un avis subjectif des enquêtés sur leur façon de définir leur identité selon des catégorisations floues ?
Quant au référentiel ethnoracial, il est inéluctable à terme si le principe de statistiques de la diversité est admis, comme l'intégration de cette information dans de multiples fichiers. Des statistiques de la diversité limitées à des enquêtes ponctuelles et ciblées n'auraient pas de sens. Que conclure d'une observation dans une entreprise sans référence à son bassin d'emploi ? Il faut aux statistiques de la diversité des données de référence, à des échelons géographiques fins, ce qui n'est possible que si les sources administratives issues des fichiers de gestion ou le recensement les fournissent. Il leur faudra des catégories homogènes pour se comparer, donc un référentiel.
Par ailleurs, le 24 mai 2007, devant le Conseil national de l'information statistique, François Héran notait "qu'une grille ethnoraciale ne saurait s'imposer sans réunir deux conditions qui, de fait, ne caractérisent guère le contexte français : une volonté politique d'imposer l'utilisation d'une nomenclature ethnoraciale (...) et des lobbies ethniques puissants, désireux d'être comptés pour compter". A entendre M. Sabeg, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) et certains chercheurs, à voir le lobbying en oeuvre depuis trois ans, on peut ne pas partager les mêmes conclusions que François Héran. C'est au contraire une politique des petits pas qui semble se mettre en place. Une fois la porte entrouverte, elle sera grande ouverte.
Stéphane Jugnot est statisticien et économiste.
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