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jeudi 16 septembre 2010

Détournement de nation

Par LAURENT JOFFRIN Directeur de «Libération»

Voilà des idées qu’on ne peut pas se contenter de discuter, de critiquer ou de réfuter. On doit les combattre.

Si Libération a choisi, à dessein, de soutenir un slogan «national», «Touche pas à ma nation», c’est en vertu d’une urgence : il est temps de mettre fin au détournement de nation entrepris par l’UMP depuis le début de l’année. Du débat sur l’identité nationale en janvier à la déchéance de la nationalité proposée en cette rentrée, en passant par maintes déclarations des hussards du sarkozysme, Hortefeux en tête, un basculement politique et culturel est à l’œuvre, qui voit la droite républicaine se rallier à une idée de la France… qui n’est pas républicaine.

Trois gestes traduisent ce tournant : la manière forte utilisée contre les Roms, accompagnée par la mise à l’index de toute une catégorie humaine, comme le confirme la honteuse circulaire du ministère de l’Intérieur rendue publique depuis deux jours, orientation condamnée successivement par la gauche, le centre, une partie de la droite, le pape et les instances européennes ; la multiplication des lois de répression, qui masque une impuissance croissante à faire appliquer celles qui existent, comme le montre l’échec de la politique de sécurité menée depuis huit ans ; l’extension à de nouveaux délits de la déchéance de nationalité, restreinte aujourd’hui aux cas de désertion, de trahison et d’espionnage.

Cette dernière mesure mérite un sort particulier. Elle n’a évidemment rien à voir avec une quelconque préoccupation «sécuritaire». Les assassinats de policiers sont déjà punis de la peine maximale. L’adjonction d’une menace purement morale (la déchéance) aux trente années de détention prévues par le code n’aura aucune valeur dissuasive supplémentaire. Aussi bien, elle s’appliquera à un nombre minuscule d’individus : les assassins de policiers qui ont acquis récemment la nationalité française et qui ont gardé celle de leur origine (sinon, la condamnation les rendrait apatrides, ce qui est proscrit par les traités ratifiés par la France). Enfin, on se demande bien pourquoi l’assassinat d’un policier serait moins grave s’il était commis par un Français «de souche» plutôt que par un autre. Absurde distinction. La motivation de la loi est tout autre. Elle annonce, par un geste spectaculaire, le ralliement officiel de la droite française à cette idée qui était jusqu’ici l’apanage du Front national : oui, pour nous aussi, dit l’UMP, la France est une nation ethnique et non universaliste.

La déchéance de nationalité était jusqu’ici fondée sur des considérations de défense nationale, héritées des périodes de guerre. En un mot, il s’agissait de déchoir les traîtres ; de facto, elle était tombée en désuétude. Etendue soudain à d’autres crimes, elle change de sens. Elle introduit dans le droit positif l’idée qu’il y a deux catégories de Français : les Français de sang, qui le resteront quoi qu’il arrive ; les Français de papier, à l’origine suspecte et à l’avenir incertain. Ainsi, on établit soudain, entre les ressortissants d’une même nation, une hiérarchie fondée sur l’origine. On dira que cela touchera très peu de monde. Certes, mais alors pourquoi le fait-on ? Pourquoi prend-on le risque d’attenter à un principe fondamental pour un bénéfice pratique évidemment nul ?

La réponse est simple : on a changé de conception de la nation. A la vision républicaine de la France, qui ne distingue pas les origines de ses citoyens, vision partagée par toutes les nuances de l’arc républicain, des communistes aux gaullistes, on substitue discrètement une idée ancienne et dangereuse, fondée sur le droit du sang et l’origine ethnique, qui est celle du Front national.

Le plus étrange, c’est que c’est un président de la République d’origine hongroise, marié à une Italienne, qui propose cette réforme. Il contredit ainsi la tradition qui a permis à son père de devenir français. Il est probable que sa décision est affaire d’opportunité et non de conviction. Nicolas Sarkozy, qui n’a évidemment rien de raciste, veut siphonner les électeurs du FN : il agite les symboles qui sont censés leur plaire. Pourtant, son calcul tactique recoupe une évolution plus profonde.

Depuis la création du ministère de l’Identité nationale, plusieurs signaux sont passés au rouge. Signaux ténus : on voit Eric Zemmour, journaliste naguère gaulliste, reprendre aux heures de grande écoute des thèses lepénistes à peine pasteurisées ; on voit Elisabeth Lévy, elle aussi ennemie du «politiquement correct», accueillir dans sa revue un chroniqueur qui confesse volontiers voter FN ; un peu partout, la dénonciation de la «bien-pensance», encore servie par Xavier Bertrand en défense de la circulaire anti-Rom, sert de paravent à l’introduction des raisonnements frontistes dans la rhétorique gouvernementale.

Signaux plus visibles : c’est un conseiller de l’Elysée aux thèses musclées sur l’immigration et soucieux d’identité française, Maxime Tandonnet, qui rédige en partie le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy, comme l’a révélé Hervé Algalarrondo dans le Nouvel Observateur ; et quand Brice Hortefeux veut justifier sa politique anti-Rom, il utilise une citation de Charles Maurras («la France n’est pas un terrain vague»), lequel Maurras est désormais un auteur admis et prisé dans certains cercles de la droite intellectuelle.

Bref, la droitisation de la droite, officiellement dirigée contre le FN, se traduit… par la progression des idées FN. A la République rigoureuse mais accueillante, on substitue une nation méfiante et enracinée dans une francité mythique, que l’étranger, rom, africain ou maghrébin, risque de corrompre. On sait où mènent ces raisonnements. Déjà un directeur de cabinet de la République ordonne la répression d’une catégorie entière, et si Eric Besson prend ses distances, le chœur des aboyeurs de l’UMP la justifie avec virulence. Voilà pourquoi notre journal s’est associé à SOS Racisme et à la Règle du jeu pour défendre une certaine idée de la France, qui est, ou qui devrait être, celle de tous les républicains.



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