SOS Racisme Partenaire de Quat'rues

vendredi 23 juillet 2010

A Grenoble, la cité modèle rattrapée par la précarité

Qualité du bâti, tissu associatif... La Villeneuve, théâtre de heurts le week-end dernier, n’est pas un quartier à l’abandon. Mais le chômage et l’érosion de la mixité sociale ont sapé l’idéal originel.

Quartier de Villeneuve derrière une voiture brûlée à Grenoble le 17 juillet 2010.

Quartier de Villeneuve derrière une voiture brûlée à Grenoble le 17 juillet 2010. (AFP Philippe Merle)

Elle est venue voir le médecin parce qu’elle ne se sentait pas bien. Samedi matin, dans sa cage d’escalier, cette mère de famille de 45 ans est tombée nez à nez avec un «robocop», surnom que tout le monde ici donne aux CRS en tenue antiémeute. Il a braqué son arme sur elle. Elle dit qu’il hurlait «tes papiers !». Et aussi des insultes. Il était jeune, ce robocop. Et elle a eu peur parce qu’elle voyait bien que lui aussi était terrorisé.

Depuis les violences qui ont enflammé ce week-end la Villeneuve à Grenoble, l’équipe du centre de santé du quartier voit défiler des personnes traumatisées. Ici, sont venus des personnes âgées, des enfants, des parents… Ils ont eu peur de la violence. Celle des jeunes du quartier. Celle du dispositif policier. Celle d’une escalade face à laquelle ils se sentent impuissants. Elle obéit à des logiques, de part et d’autre, qui leur échappent. Un braqueur tué d’une balle dans la tête par la police à l’issue d’une course-poursuite, un tramway caillassé, des équipements et des voitures brûlés, des coups de feu tirés depuis les immeubles, mais aussi des policiers pointant des armes à l’aveugle sur les gens de la cité, des hélicoptères qui viennent éclairer jusque dans les appartements.

Ce matin, six jours après le début des événements, le centre de santé de la Villeneuve ouvre une cellule d’écoute psychologique. La Villeneuve est en choc post-traumatique. Ce quartier, à l’origine, avait été conçu avec l’utopie d’être modestement … idéal. La Villeneuve n’est pas une banlieue. Ce n’est pas un ghetto isolé. Il est relié par un tramway direct au centre ville de Grenoble. Ce n’est pas un quartier à l’abandon. Les façades des immeubles, la qualité et la taille des appartements, le taux d’équipements scolaires, culturels et sportifs, la propreté et l’entretien des parcs (il y a même un lac !) et des parties communes feraient pâlir d’envie la plupart des quartiers dits sensibles de France. Et montrent les dizaines de millions investis toujours aujourd’hui ici, au titre de la politique de la ville.

Déménagements. Alors que s’est-il passé ? Alain Manac’h (1) n’arrive plus à se souvenir comment les choses ont basculé. «On sent venir le dérapage. On voit ses amis déménager parce qu’ils n’en peuvent plus, parce qu’ils se sont fait agresser. Et puis un jour, votre fils vous dit qu’il s’est fait traiter de colon. Et on se dit que tout cela est allé très loin.» Alain s’est installé à La Villeneuve à l’aube des années 80 avec sa compagne Claire. Ce n’était pas un choix. On leur avait affecté ici un logement social. Mais ils n’en sont jamais repartis. Ils ont eu quatre enfants. Ils sont bien ici. Ils ont acheté il y a une vingtaine d’années un appartement. Un triplex de 200 mètres carrés. Les architectes qui ont conçu la Villeneuve travaillaient sur le bonheur de vivre et l’idée que ce serait les habitants qui feraient ce quartier. Alain et Claire ont dès le début adhéré au projet. Alain est aujourd’hui président de l’association des habitants de la place des Géants.

cercle d’immeubles. Livrée pour sa première tranche en 1972, la Villeneuve a été entièrement conçue comme une expérimentation sociale innovante. L’ambiance est très post-soixante-huitarde. La mixité et la participation des citoyens font partie des fondements. Le centre de santé pratique une médecine «lente», longue consultation et travail social d’accompagnement. Les écoles sont à pédagogie alternative, basées sur la méthode Freinet. Il n’y a pas de cours de récré. La cour, c’est le parc autour duquel est organisé le quartier. Car l’ensemble où vivent aujourd’hui ici 15 000 habitants est un cercle d’immeubles, de tailles différentes, tout entier organisé autour d’un espace commun central. Au cœur de cet espace gigantesque : un parc aux pelouses à l’entretien quasi britannique, un lac de faible profondeur où se baignent les familles. Il y a une halle semi-couverte où se tient tous les jours un marché. Un gymnase. Une salle de spectacles. Des écoles. Un collège. Quelques commerces.

Jusqu’au milieu des années 80, le quartier, sans jamais avoir touché l’utopie dessinée par ses concepteurs, fonctionnait bien. La mixité était réelle. L’animation portée par une classe moyenne intellectuelle très impliquée. Il y avait ici beaucoup de profs, de travailleurs sociaux, des ingénieurs, des étudiants. Il y avait déjà une forte population immigrée «mais aussi très multiculturelle, ce qui est de moins en moins le cas», explique Jo Briant (1), ancien prof de philo, qui fait partie de ces rares habitants-militants à être restés. Dans les années 70, de nombreux réfugiés politiques chiliens et argentins sont venus s’installer ici. La mayonnaise prenait bien avec la gauche socio-culturelle vivant à la Villeneuve.

La vie s’est dégradée ensuite. Les classes moyennes ont déserté. Philippe Pichon, l’un des médecins du centre de santé, remarque qu’aucun médecin de sa génération, contrairement aux précédents, ne s’est installé pour vivre à la Villeneuve. La proportion de familles immigrées est devenue écrasante. Et a participé, après les années 2000, à une montée des replis communautaires.

La population s’est profondément paupérisée. Le chômage s’est généralisé. Pour Jo Briant, «on est dans des logiques économiques et sociales qui dépassent la Villeneuve, qui dépassent aussi les responsabilités politiques locales, même si les élus ont joué un rôle».

Parmi ceux-ci, il y a un nom qui revient : celui d’Alain Carignon, maire de Grenoble de 1983 à 1995. Marie-Françoise Chamekh, présidente d’une régie de quartier et ancienne adjointe à la mairie après l’ère Carignon, dénonce comment, dans les années 80, il avait laissé s’entasser à la Villeneuve les familles les plus défavorisées. «On s’est retrouvé avec des allées entières de familles nombreuses difficiles. Après, en commission d’attribution des logements, on n’arrivait plus à renverser la vapeur, c’était trop tard, plus personne ne voulait aller habiter là», explique-t-elle.

La délinquance et la violence ont pris racine sur ce terreau fertile. Epaulées par des spécificités locales : la présence d’un grand banditisme très actif (et très armé) et la structure complexe du quartier, fermé et organisé en coursives qui se sont révélées très pratiques pour échapper à la police. L’utopie des débuts s’est pris la réalité en pleine figure. La vocation bienveillante et universaliste qui présidait à l’esprit du quartier n’a pas survécu au départ de ses premiers animateurs. La population précaire arrivée en masse ensuite ne s’est pas emparée de ces outils. «Pas toujours adaptés à des publics fragiles», reconnaît Alain Manac’h, citant les expériences de pédagogies alternatives. Symbole de la fin des illusions initiales, la municipalité envisage aujourd’hui de rompre le cercle fermé qui coupe la Villeneuve du reste de la ville en cassant quelques barres. Et qui est aujourd’hui décrit par certains comme l’erreur originelle, celle qui a refermé le quartier sur lui-même.

proximité Cependant, parmi les habitants que nous avons rencontrés, tous semblent d’accord sur une chose : ici, le problème de fond n’est pas celui du bâti mais celui de l’humain. Alain Manac’h parle de «l’évident» besoin d’un retour de la police de proximité. Les contacts des habitants avec la police se résument aux descentes de la BAC ou aux déploiements quasi-militaires comme celui du week-end dernier qui a mis le quartier en quarantaine. Mais rien en cas de petits pépins. «Il faudrait surtout une politique de proximité», ajoute Hosni Ben Rdjeb, responsable du Cidem, association d’aide à l’entreprenariat. Insistant sur le fait que les problèmes des habitants de la Villeneuve ne se résument pas à des problèmes de délinquance. «Les gens ont envie d’avoir du travail, de monter des entreprises, d’avoir des projets. Or, le système actuel les décourage plus qu’il ne les encourage.» Il a le sentiment que la population de la Villeneuve est trop souvent humiliée et stigmatisée. Il voudrait qu’elle puisse relever la tête. Sans se prendre ni un flashball ni un cocktail Molotov.

(1) Contributions d’Alain Manac’h et Jo Briant en pages Rebonds de notre édition du 20 juillet.

http://www.liberation.fr/societe/0101648251-a-grenoble-la-cite-modele-rattrapee-par-la-precarite?xtor=EPR-450206

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