SOS Racisme Partenaire de Quat'rues

mercredi 16 décembre 2009

L’introduction de “Frère Tariq” (2004) « Caroline Fourest

” J’aurais vraiment aimé que Tariq Ramadan tienne ses promesses : celles d’un islam fier et vivant mais éclairé et moderne. Je comprends que certains jeunes issus de l’immigration maghrébine puissent voir en lui un modèle voire un héros, surtout depuis qu’il sent le soufre, surtout depuis qu’il peut se poser en martyr, des médias, des « intellectuels juifs », des « islamophobes ».

Lui consacrer un livre revient-il à le diaboliser et donc à lui offrir une tribune de plus ? Nous avons déjà eu ce débat, au sujet d’un autre démagogue, lui aussi candidat au martyre pour mieux capter les voix de ceux qui se sentent exclus et menacés… Par les médias, par les Juifs, par les immigrés. Des années de pédagogie antiraciste et antifasciste ne l’ont pas empêché d’être au second tour d’une élection présidentielle française, mais peut-on être sûr de ce qui serait arrivé sans cette mobilisation-là ?

Face aux démagogues, les démocrates n’ont qu’une seule arme : la pédagogie. Elle est souvent très difficile à mettre en œuvre sur un plateau de télévision, où le temps presse et oblige à synthétiser, quitte à laisser les démagogues s’en sortir par une pirouette, une esquive, un mensonge vite oublié. La meilleure des émissions peut alerter, semer le doute, éveiller, mais ce n’est qu’une étincelle, un cliché. Or Tariq Ramadan fait partie de ces personnages qui supportent formidablement bien l’instantané. En quelques secondes, il peut renvoyer dans les cordes un contradicteur le soupçonnant de « double discours ». Ce procès revient maintenant depuis plus de dix ans, sans jamais lui nuire tout à fait. Une interrogation obsède de façon irrésolue : s’agit-il d’un intellectuel prônant un islam libéral et moderne ou d’un prédicateur islamiste simplement poli et habile ?

La réponse à cette question divise. En Europe, aux Etats-Unis, au Maghreb, partout où il passe, ses interventions publiques et sa notoriété croissante donnent lieu à des débats sans fin entre partisans de la « thèse de la sincérité » et partisans de la « thèse de la duplicité ». Les premiers sont souvent agacés de voir les médias rappeler systématiquement sa parenté avec Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans. Comme si cela prouvait quoi que ce soit. Sommes-nous responsables de nos grands-parents ? Ils ne comprennent pas l’acharnement de ses détracteurs, qu’ils attribuent au mieux à de l’incompréhension pour son message, au pire à de l’« islamophobie », même si ces détracteurs sont eux-mêmes souvent musulmans et presque toujours arabes.

Ces sceptiques de bonne foi ont lu d’autres articles, plus élogieux, parlant de Tariq Ramadan comme d’un formidable espoir de voir l’islam se « moderniser », une expression que n’emploie jamais Tariq Ramadan mais que certains journalistes lui ont accolée. A bout de curiosité, ceux-ci ont décidé de se faire leur idée par eux-mêmes en se rendant à l’une de ses conférences grand public, organisées par une association de gauche comme la Ligue de l’enseignement, la Ligue des droits de l’homme, le Forum social européen ou l’UNESCO. Ce jour-là, ils n’ont rien entendu de choquant, au contraire, plutôt un discours de « réformateur » se disant adepte de la laïcité, même s’il souhaite clairement la faire évoluer. Les plus téméraires ont achevé de s’en convaincre par la lecture rapide d’un de ses livres, souvent trop ennuyeux pour être déchiffré. Certains sont même allés jusqu’à pousser la porte d’une librairie islamiste pour acheter une cassette, qu’ils ont le plus souvent fini par laisser dans son emballage plastique. D’autres ont fait l’effort de l’écouter. Assez pour entendre mais pas pour comprendre. Ceux-là sont restés persuadés que le procès en « double discours » qu’on lui intente est injustifié.

Ne parle-t-il pas constamment de réforme, d’éducation, d’appel au dialogue ? N’est-il pas sévère envers le traditionalisme de certains musulmans ? Ne convie-t-il pas les musulmans à utiliser une « terminologie claire » ? Ici et là, certaines expressions les mettent bien mal à l’aise, leur laissent un doute, l’impression de ne pas tout avoir compris, mais rien qui ne ressemble de près ou de loin à du Hassan al-Banna ou à un discours des Frères musulmans. Problème, ceux-là n’ont jamais lu Hassan al-Banna… Au risque d’incarner le public rêvé pour Tariq Ramadan, remarquablement doué pour tenir un discours inodore, propre à déjouer toutes les vigilances. Sauf si l’on prend enfin le temps de reconstituer le puzzle, celui de ses discours mais aussi de son parcours, son impact, ses allusions, ses références. Sauf si l’on sort de l’instantané pour voir ce qui se cache derrière…

La nécessité d’une telle démarche m’est apparue à la sortie du plateau de Campus, l’émission littéraire animée par Guillaume Durand, où je venais présenter Tirs croisés, un livre coécrit avec Fiammetta Venner sur la laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman. Au terme d’une longue enquête comparative, nous étions convaincues que le fameux « choc des civilisations » servait avant tout à masquer la convergence d’intérêts existant entre les intégristes des trois religions du Livre, en pleine reconquête politique depuis la fin des années 70. Nous avions aussi identifié quels facteurs expliquaient précisément le surcroît de dangerosité de l’intégrisme musulman : non pas la nature de l’islam mais bien le fait que l’islamisme – en tant qu’idéologie politique – puisse séduire plus largement que les deux autres, immédiatement repérés comme réactionnaires, grâce à un positionnement anti-impérialiste, tiers-mondiste, antisioniste et surtout grâce à la peur d’apparaître comme « islamophobe » paralysant ceux qui d’ordinaire font justement barrage à l’intégrisme. Autant d’atouts auxquels Tariq Ramadan n’est pas étranger, d’où ma présence face à lui sur le plateau de Campus. L’émission s’est plutôt bien passée. Laurent Neuman de Marianne a eu la gentillesse d’écrire que j’avais « pulvérisé calmement » Ramadan, textes à l’appui. En réalité, il y avait encore beaucoup à dire sur le personnage, beaucoup trop de choses impossibles à résumer en quelques minutes pour démasquer les contrevérités et la langue de bois du principal intéressé. Ce sera donc un livre.

Ce livre, je le dédie à tous ceux que Tariq Ramadan touche ou trouble mais qui sont encore capables d’écouter ceux qui souhaitent sincèrement les mettre en garde contre l’idéologie stérile que masque son habileté rhétorique. Pour cela, j’ai suivi le conseil que Ramadan lui-même prodigue à ses fidèles mais que je me suis toujours appliqué sans avoir besoin d’en faire une religion : ne jamais caricaturer un ennemi mais connaître parfaitement son discours et son action pour mieux le combattre et l’affronter dignement. J’avais déjà lu plusieurs de ses ouvrages au moment où j’achevais l’écriture de Tirs croisés aux côtés de Fiammetta Venner. Mais nous avions encore un doute : non pas sur le fait que Ramadan tenait un discours ambigu, propre à tromper ses interlocuteurs non avertis sur ses véritables intentions, mais sur le fait qu’il était peut-être en évolution et qu’il pouvait peut-être changer. Par acquit de conscience, nous avions décidé de ne pas fermer la porte à cette possibilité. Les lecteurs de Tirs croisés, paru en octobre 2003, pouvaient donc lire que nous refusions d’« enfermer ce théoricien dans une étiquette qui ne conviendrait sans doute pas à la complexité de son message ». Nous avons même évité d’employer l’expression « double langage » pour parler plutôt d’« une vision religieuse parfaitement cohérente, bien que trompeuse sur ses intentions politiques ». Car déjà, nous étions au moins sûres d’une chose : Tariq Ramadan n’avait rien d’un musulman moderniste ou rationaliste, bien que certains observateurs s’acharnent à voir en lui un formidable espoir pour moderniser l’islam. Cette impression n’a fait que s’accroître dans les semaines qui ont suivi la parution du livre, en plein débat sur la laïcité, nous laissant un goût d’inachevé. D’où, peut-être, le sentiment d’une certaine responsabilité.

J’ai toutefois hésité avant de m’engager dans une telle entreprise, moins par peur d’éventuelles représailles que par hantise de ce qu’un tel décorticage pourrait exiger : des mois passés à ne rien vouloir omettre ou exagérer, où l’on s’oblige à douter en permanence pour ne pas se laisser piéger par ses premières impressions. L’exercice est particulièrement épuisant lorsqu’il s’agit de suivre à la trace un rhéteur aussi habile et prolixe que Tariq Ramadan : une centaine de cassettes, une quinzaine de livres, 1 500 pages d’interviews et d’articles parus à son sujet dans la presse anglaise, française, allemande ou espagnole. Sans compter l’historiographie consacrée aux Frères musulmans, à Hassan al-Banna, les opuscules de la famille Ramadan, ainsi que d’innombrables compléments d’enquêtes et autant d’interviews nécessaires pour pouvoir décoder. Car si comparer le discours de Tariq Ramadan dans ses cassettes à celui qu’il tient devant des journalistes est en soi très instructif, cela ne suffit pas. Le discours ramadien est bien trop élaboré pour pouvoir être décrypté sans être mis en perspective, grâce à une étude de son contexte, de ses références – souvent allusives. Une fois ce travail fait, il faut encore mesurer l’impact que produit ce discours sur ses fidèles pour que tout s’éclaire. On comprend que beaucoup se soient perdus ou aient renoncé en chemin… Je suis heureuse de ne pas l’avoir fait. A croire que même les non-mystiques peuvent parfois se sentir investis d’une mission, j’ai accompli celle-ci avec la désagréable sensation qu’elle était urgente et nécessaire.”

Caroline Fourest (Extrait de Frère Tariq, Grasset 2004)

Pour écouter la cassette sur les “Grands péchés” de Tariq Ramadan :

http://www.prochoix.org/cgi/blog/index.php/2008/06/21/2038-cassette-de-tariq-ramadan-les-grands-peches
L’introduction de “Frère Tariq” (2004) « Caroline Fourest: "L’introduction de “Frère Tariq” (2004)"

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