SOS Racisme Partenaire de Quat'rues

samedi 20 mars 2010

Lutter contre les discriminations par la commande publique ?

Obtenir un marché public à condition de lutter contre les discriminations : c'est en toute discrétion que cette proposition a fait son apparition dans le débat électoral de ces derniers jours. Et pourtant, elle n'est pas sans conséquence. La commande publique représente 10 à 16 % du PIB français, selon les sources, et les collectivités locales en prennent largement leur part.

Le 2 mars dernier, le Parti socialiste publiait une charte des élus locaux contre les discriminations qui l’engage notamment à « conditionner l’attribution des marchés publics et des aides publiques au respect de la législation contre les discriminations, et à la promotion de l’égalité, notamment entre les hommes et les femmes. » Le 10 mars, le Cran (Conseil représentatif des associations noires) revendiquait le « soutien de tous les partis de gauche » à sa proposition de « soumettre les aides et les marchés publics au respect de la diversité », après avoir adressé un questionnaire aux candidats notamment en Île-de-France.

SOS Racisme défend une proposition analogue depuis des années. Le 17 décembre 2008, le président de la République avait annoncé vouloir la reprendre à son compte, au moins à son niveau, en demandant « que l’on examine comment l’exécution des grands marchés publics de l’État pourrait être conditionnée à la mise en œuvre par les entreprises d’actions favorables à la diversité » (à télécharger). Yazid Sabeg, le commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, s'était ainsi senti encouragé à en développer les implications dans ses recommandations publiées en mai 2009 (à télécharger).

Or, malgré ce consensus apparent, nous n'en sommes aujourd'hui qu'à quelques vœux pieux. L'État n'a toujours pas lancé le mouvement, et les collectivités locales les plus avancées en matière de lutte contre les discriminations ont privilégié d'autres outils pour accompagner ou inciter les entreprises à adapter leurs pratiques.

C'est qu'en matière de commande publique, les services juridiques des collectivités savent qu'il faut marcher sur des œufs. Le Code des marchés publics français, qui découle directement d'une directive européenne et de la jurisprudence de la Cour de Justice européenne, ne laisse aux États et à leurs collectivités qu'une faible marge d'interprétation.

Des critères sociaux et environnementaux peuvent certes être introduits dans la définition des besoins d'un marché et dans les conditions de son exécution par le prestataire. Mais ils ne peuvent servir à discriminer les entreprises : les bilans sociaux ou environnementaux propres des entreprises ne peuvent entrer en compte pour la sélection des candidats. Ni, a fortiori, des engagements en matière de lutte contre les discriminations. En dehors des normes environnementales, la certification européenne des performances sociétales reste balbutiante, ce qui rend la question encore plus délicate : retenir des normes strictement nationales comme le label Diversité de l'AFNOR aurait pour effet de fermer les marchés aux entreprises européennes, ce qui est illégal.

Dès lors, les socialistes et les associations raconteraient-ils n'importe quoi ? S'il s'agit d'écarter des marchés publics les entreprises ne se préoccupant pas de la lutte contre les discriminations, ou même celles ne respectant pas les objectifs minimaux légaux en matière d'égalité professionnelle hommes-femmes ou d'emploi des seniors, oui, car, même si cela peut sembler légitime, la loi française et le droit européen pourrait le leur interdire. Mais s'il s'agit d'introduire dans les modalités d'exécution d'un marché des objectifs de prévention des discriminations, le débat est loin d'être fermé.

Tout l'enjeu est de déterminer les marges d'interprétation de l'article 14 du code des marchés publics, qui dispose que « la définition des conditions d'exécution d'un marché dans les cahiers des charges peut viser à promouvoir l'emploi de personnes rencontrant des difficultés particulières d'insertion, à lutter contre le chômage ou à protéger l'environnement. » Au nom de ces objectifs, peut-on inclure dans une commande publique des objectifs de lutte contre les discriminations?

La réponse nous vient peut-être du Royaume-Uni. Soumis aux mêmes impératifs communautaires que la nôtre, l'administration britannique n'hésite plus, aujourd'hui, à intégrer des objectifs de prévention des discriminations dans ses achats. Pour l'Office of Government Commerce (OGC), « les pouvoirs publics peuvent inclure dans les conditions contractuelles des mentions relatives à la promotion de l'égalité comme critère de performance de son exécution, et ce, en conformité avec la législation européenne. » Un guide publié par l'OGC détaille même une méthodologie en partie adaptable à d'autres cadres nationaux (à télécharger).

En France, ce serait plus simple si le débat français n'était brouillé par l'antagonisme entre la lutte contre les discriminations et la promotion de la diversité. Pour les uns, l'action doit d'abord porter sur la réduction du risque de discrimination et sur les mécanismes qui conduisent à écarter des personnes ou des groupes à raison d'un critère de leur identité. Dans les autres, il s'agit plutôt de corriger les effets de la discrimination, quitte à confondre égalité des chances et insertion et à ne pas s'attaquer aux causes. Dans son discours du 17 décembre 2008, Nicolas Sarkozy a laissé paraître sa nette préférence par cette seconde approche. À Bercy, l'Office économique de l'Achat public, qui a annoncé au début de cette année la constitution d'un groupe de travail, semble le suivre.

Les Conseils régionaux nouvellement élus et plus largement l'ensemble des collectivités locales gagneraient à prendre leur part à ce débat. Par le passé, c'était à leur initiative que s'étaient diffusées les bonnes pratiques en matière d'achats éthiques et écoresponsables, l'État ayant plutôt joué un rôle d'accompagnement. Dans le domaine de la commande publique, mais aussi dans la définition des objectifs accompagnant les subventions aux entreprises, elles peuvent continuer à jouer leur rôle d'innovation et faire jouer leur droit à l'expérimentation. Pour imposer un choix, celui par exemple d'une vision républicaine de l'égalité.

• Alain Piriou •
Le genre qui ne se laisse pas faire: Lutter contre les discriminations par la commande publique ?: "Lutter contre les discriminations par la commande publique ?"

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